Guntram von Schenck, Mai 2009 [Traduction 2024]



Heidegger, les nazis et la guerre vouée à l’échec


[Traduction Veronika von Schenck du texte allemand: Guntram von Schenck « Heidegger, die Nazis und und der aussichtslose Krieg », Schriften zur Politik und Geschichte, Radolfzell 2013, page 366 suiv. et www.guntram-von-schenck.de]



Il n’y a pas d’autre manière de le dire : la lecture de "Être et Temps" de Heidegger plonge aujourd'hui encore dans une inquiétude intérieure, produit en nous un tourbillon d’interrogations et exerce sur nous un fort pouvoir de persuasion. Il y a cette phrase de Hegel disant que la philosophie est sa propre époque, saisie et condensée dans la pensée. C’est encore le cas aujourd'hui, quelques 80 ans après la parution de l'œuvre. En particulier pour les historiens qui ont en tête la Seconde Guerre mondiale et les années nazies.

Heidegger incarne comme peu d'autres l'aristocratie intellectuelle de l'Allemagne de l'époque, il est le grand représentant d'une philosophie qui serait impensable sans le terreau et la tradition de la philosophie allemande. C'est un interprète de son temps au rayonnement international, un maître venu d'Allemagne. Et pourtant, il est tombé de toute sa hauteur en croyant naïvement que 1933 marquait une rupture profonde.



Prologue : Heidegger en politique




Ce qui laisse pantois, c'est l'histoire atterrante du philosophe Heidegger devenu recteur de l'université de Freiburg de 1933 à 1934. Comment Heidegger a-t-il pu tomber des cimes du questionnement et de la pensée philosophiques dans les bas-fonds ordinaires de l'agitation politique au début du régime nazi ? Le discours du rectorat du 27 mai 1933 a souvent fait l’objet d’analyses et de commentaires nourris (1). Heidegger s'y présente comme le messager d’une ère nouvelle, celle de la conception national-socialiste du monde. Nombreux sont ceux qui, dès ce moment-là, sont restés bouche bée en assistant à cette chute vertigineuse. Tout aussi surprenants sont les mots véhéments qu’Heidegger adressa à ses auditeurs saisis d’émotion lors d'une célébration du solstice d'été 1933 : "Les jours passent, ils raccourcissent à nouveau. Mais notre courage grandit pour percer les ténèbres à venir. Ne devenons jamais aveugles dans la lutte. Flamme, annonce-nous et éclaire pour nous ce chemin dont on ne revient plus! La flamme s'allume, que les cœurs brûlent" (2)! Ainsi parla un homme descendu de l'Olympe de la philosophie, un prophète de l'Etre véritable.



C‘est évident : Heidegger voulait être le fer de lance de la "révolution" nationale-socialiste, lui montrer la voie. Il mobilisait, suscitait l’engagement. Il ne voulait pas seulement annoncer, mais embraser et entraîner les esprits. "La philosophie" – comme il l’a dit lui-même - "doit se rendre maître de son temps". Il veut apporter sa contribution à la réussite de cette révolution. A l'époque, certains de ses contemporains avaient déjà perçu avec clairvoyance ce qu'il y avait d'obscur, d'imprévisible, de violent et de criminel dans le régime nazi ; Heidegger, non. Heidegger connaissait beaucoup de ceux qui, très tôt, critiquèrent les nazis et en furent les victimes, il était ami avec certains d'entre eux. D'autres grands esprits ont été aveuglés comme lui : entre autres Gottfried Benn (ce qui me surprend à titre personnel) et Carl Schmitt. Heidegger n'était pas un cas isolé. Ce n'était pas un suiveur ni un opportuniste. Au moment où d'autres quittaient l'Allemagne et s’exilaient, Heidegger s'est engagé activement pour le mouvement national-socialiste.

Heidegger participe manifestement à l’ivresse des "temps nouveaux" sans faire preuve, d’un point de vue politique, du moindre esprit critique. Celui qui méprisait la politique, qu'il rangeait dans la catégorie de l'"inauthentique", devient un militant enthousiaste, un fervent partisan d’Hitler. Heidegger n'est pas le seul à avoir ainsi basculé, abandonné la distance et le mépris envers la politique pour tomber dans l’adhésion inconditionnelle et irréfléchie : cela est symptomatique d'une bourgeoisie allemande cultivée qui, par manque d'orientation politique, se laisse majoritairement mettre au pas ou se met volontairement au pas. C’est ce qui se passe pour Heidegger aussi.

Le dégrisement n’intervient pas tout de suite pour Heidegger. Il fait d’abord la douloureuse expérience qu'en dehors de la philosophie, il n’a pas les compétences requises pour être un militant ou un leader politique. Dans ses fonctions de recteur à l'université de Freiburg, il heurte ses interlocuteurs, ne trouve pas le ton juste, déconcerte, irrite. Il agit dans la surexcitation, fait des maladresses et se retrouve bientôt impliqué dans des querelles avec le ministère de l’Education. L’exercice pratique de la politique est une affaire qu'il ne comprend manifestement pas. Il n'a même pas passé une année entière à ce poste que déjà, il démissionne, le 23 avril 1934. Certains de ses contemporains font à l’époque le parallèle peu flatteur avec Platon, qui avait lui aussi lamentablement échoué sur le terrain de la politique concrète. Avant 1933, Heidegger avait fait plusieurs séries de cours magistraux sur Platon. Le fait que Platon ait payé cher son incursion en politique et, que lors de son séjour à Syracuse auprès du tyran Denys, il n'ait pu échapper que de justesse à l’esclavage en prenant la fuite, ne lui avait manifestement pas servi d'avertissement suffisant.

Sur le fond également, Heidegger a bien vite des divergences avec l'État nazi et son idéologie. Son discours du rectorat lui avait déjà attiré les sarcasmes de ceux qui trouvaient qu’il avait sans doute défendu là son national-socialisme "personnel". La manière dont Heidegger se représente la "révolution nationale-socialiste" ne parvient pas à s’imposer, son projet de créer une académie de maîtres de conférences se heurte au refus de Berlin. Des dignitaires influents de la hiérarchie nazie, qui se considèrent comme les gardiens du Graal de la conception national-socialiste du monde et dont les vues finissent par l’emporter, rejettent la philosophie de Heidegger comme étant foncièrement étrangère au national-socialisme ; ils entravent sa carrière. Certes, cette façon de voir ne fait pas l’unanimité, Heidegger trouve aussi des soutiens. Mais avec le congrès de philosophie de 1937 à Paris, il devient définitivement évident que Heidegger a été marginalisé et mis à l'écart par le régime nazi. Heidegger était parti du principe qu’il jouerait un rôle de premier plan au sein de la délégation allemande, mais malgré ses efforts, il dut attendre si longtemps pour recevoir une invitation qu'il renonça finalement à y participer.

Heidegger était considéré comme quelqu'un qui "jouait au national-socialisme". Il rejetait de toute façon le "biologisme" et le "racisme", l'idéologie nazie du "sang et du sol". Karl Jaspers a confirmé en 1945 que personne n’avait entendu Heidegger faire la moindre déclaration antisémite dans les années 20. D'un autre côté, personne ne peut attester non plus qu’il se soit indigné ou qu’il ait protesté contre les violences que les nazis ont très tôt commises contre les Juifs. Hannah Arendt et Elisabeth Blochmann, avec lesquelles il avait été étroitement lié, durent quitter l'Allemagne comme beaucoup d'autres à cause de leur judéité. Heidegger l'accepta sans sourciller. Il prit ses distances avec Edmund Husserl, à qui il devait tant, et ne garda qu'un vague contact avec lui par l'intermédiaire de tierces personnes. Il n’assista pas à ses funérailles en 1938 à Fribourg. Il n’existe aucun témoignage montrant que Heidegger aurait fait preuve d'une solidarité active envers les Juifs privés de leurs droits et persécutés. Peut-être avait-il été informé que certains idéologues nazis le soupçonnaient d’avoir « une pensée foncièrement juive », de « couper les cheveux en quatre comme un talmudiste », raison pour laquelle, selon eux, sa philosophie attirait particulièrement les Juifs (3). Peut-être est-il resté sur ses gardes à cause de cela. Nous ne le savons pas. Il s'est manifestement comporté sur cette question avec le même opportunisme que la plupart des autres Allemands de cette époque.

Les Nazis n’appréciaient pas la pensée de Heidegger, ils ne l’avaient pas choisi pour faire partie des leurs, ne lui avaient pas attribué le rôle de premier plan qu’il espérait. Mais il ne fut pas non plus mis au ban. On le laissa vaquer à ses occupations. Sa philosophie, de toute façon, était sans doute d’un niveau bien trop élevé pour les nazis. Cependant, ils ont dû sentir d’une manière ou d’une autre que sa pensée était une source de force, qu’elle libérait des énergies dont on pouvait se servir.



La philosophie heideggérienne de l’authenticité (a)


« Etre maître de son temps », voilà ce que Heidegger avait exigé de la vraie philosophie. Pour lui, elle doit avoir une force analytique et prédictive vis-à-vis de son époque. Ce n’est pas une mince affaire. Heidegger s’attelle à cette tâche avec toute une batterie de concepts : le Dasein, l’être, l’être-jeté (b), l’angoisse, le souci, l’atmosphère (c), l’authenticité, la fermeté dans l’attitude (d), le peuple et l’Histoire. La pensée de Heidegger ne peut être retracée ici qu’avec quelques mots-clés, sans prétendre à une interprétation exhaustive ni à une pertinence ultime.

a) NdT: « Eigentlichkeit » = authenticité

b) NdT : „l’être-jeté“ = die Geworfenheit.

c) NdT : Dans ce contexte « Stimmung » est ici traduit par « atmosphère », même si pour Heidegger ce concept fait appel à d´autres acceptions.

d) NdT : Le mot utilisé par Heidegger : « die Haltung » désigne l’attitude, la posture/position adoptée face à telle ou telle situation ; mais il joue aussi sur l’expression « Haltung bewahren », qui signifie que l’on garde une certaine « tenue » (face à l’adversité, par exemple), et que l’on reste donc fidèle à l’attitude qu’on a choisi d’adopter, quelles que soient les circonstances.



Personne ne peut - selon Heidegger - échapper à l’être-jeté de son destin. Nous ne choisissons pas l'époque, le peuple, etc. de notre existence. Nous sommes ce que nous en faisons. Il n'y a pas de sens préexistant. Tout ce qui reste, c'est la prise de conscience bouleversante du caractère insondable et "abyssal" de l'homme. Il est abyssal parce que ses fondements sont toujours en avant de lui. Il se réalise dans un horizon temporel ouvert. Le sens est le temps, mais le temps n'a pas de sens. L'homme est le lieu-tenant du "néant". Le Dasein est un être pour la mort - une course vers la mort -, la "grande bascule dans le passé »

Avec la précision d‘un sismographe, Heidegger a capté sur le vif l’état d’âme de la génération de l’entre-deux-guerres et de la guerre et a su lui donner une empreinte philosophique. Les amphithéâtres où il faisait cours à Marburg et Freiburg étaient pleins à craquer. Sa pensée était contagieuse. C’est une « angoisse » marquée au sceau de la philosophie de Heidegger qui formait la toile de fond de l’état d’esprit des années de la République de Weimar et du fascisme. Dans l’ « angoisse », l’existence fait l’expérience de l’ «inquiétante étrangeté » du monde et de sa propre liberté. L’ « angoisse » au sens heideggérien est tout à la fois angoisse face au monde et angoisse face à la liberté. C’est la question du sens de l’être. C’est l’effroi du constat que là, il n’y a « rien » - car Dieu est mort.

Les bouleversements et les millions de morts de la Première Guerre mondiale, l'inflation des années 20, la crise économique de 1929, l’approche et le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale avaient réduit à néant presque toutes les certitudes de l'ère bourgeoise précédente. L'atmosphère de crise s’exprimait dans des visions d'apocalypse, la prolifération de sectes en tout genre, des projets utopiques, le radicalisme politique et la recherche de coupables et de boucs émissaires. Deux décennies plus tard, grâce à l'essor économique et à la stabilité politique d'après-guerre, la génération suivante, clairement identifiable, dite « de 68 », n’éprouvera plus ce sentiment fondamental d’ « angoisse ». Il ne fera plus que d’éphémères réapparitions, dans le contexte des forêts menacées par les pluies acides et de l’usage de l’énergie nucléaire.



La condition humaine, c’est le « souci », terme employé par Heidegger pour décrire le souci constant qu’a l’Homme de se procurer des objets, de forger des projets, de vaquer à ses affaires, de calculer et de prévoir. Mais encore faut-il vivre dans un horizon temporel ouvert pour faire face activement au monde. Heidegger porte sur l’atmosphère fondamentale de son temps un sombre diagnostic : elle est, de façon souvent tenace, comme désaccordée, blafarde, avec une pointe de lassitude et d’ « ennui ». C’est la confrontation au néant qui pousse l’Homme dans l’ennui. Dans cette tonalité se manifeste le caractère « pesant » de l’existence, qui devient même aigu et dramatique dans l’ « angoisse ». La vie est davantage quelque chose que l’on doit supporter que quelque chose qui nous porte. Heidegger n’était pas le seul intellectuel, pendant les années de la République de Weimar, à voir l’existence comme un « fardeau ». D’où la nécessité de véritablement prendre en main les rênes de sa vie, de s’arracher à l’ennui.



Mais comment? En quittant le domaine de l’insignifiance pour s’aventurer dans l’ « authenticité ». Que veut dire Heidegger par là ? Dans l’instant de l’ « angoisse », sans la protection et la direction d’un sens objectif, se produit l’expérience d’une percée qui mène à l’être proprement dit : Il n’y a rien derrière tout cela. L’Homme n’est réel que lorsqu’il peut, grâce à sa nature créative, faire surgir quelque chose du rien. L’Homme est le lieu où le néant se mue en quelque chose, et où tout ce qui est « quelque chose » devient néant. Le point de bascule, c’est l’angoisse. Elle nous montre la possibilité que nous sommes nous-mêmes. L’ « authenticité », au sens heideggérien, nous coupe toute possibilité de fuite : cette fuite, précisément, qui consisterait à rester obstinément dans la tradition, dans un cadre donné à l’avance et faussement objectif. L’authenticité implique une deuxième naissance. Tout peut rester comme avant, mais l’ « attitude » avec laquelle on lui fait face a changé. La « course vers la mort“ dont parle Heidegger est déjà une étape vers la conquête de l’authenticité. La mort, dit Heidegger, se trouve toujours déjà au cœur de notre vie.



La philosophie de Heidegger ne donne ni conseils, ni directions à suivre. La philosophie telle que l’entend Heidegger est un travail consistant à déblayer et à déconstruire de prétendues objectivités éthiques. Et la conscience morale ? Heidegger pose la question de savoir ce que la conscience dit à celui qu’elle interpelle, et sa réponse est : au sens strict… rien. Rien n’est dit au Soi ainsi interpelé ; il est bien plutôt appelé à se trouver lui-même, interpelé pour rejoindre son propre pouvoir-être. Fais ce que tu veux, mais décide-toi toi-même et ne laisse personne prendre la décision à ta place, faute d’être privé aussi de ta responsabilité. L’existence devient une existence authentique et que l’on a « en propre » lorsqu’elle cesse de se reposer sur la morale substantielle de l’Etat, de la société et des mœurs publiques. Pour Heidegger, on ne peut en aucun cas faire confiance à toutes les tutelles prévoyantes que la civilisation exerce sur l’existence.



Heidegger encourage à choisir une « existence audacieuse ». Ce n’est pas le courage du mal à l’instar de ce qu’on peut trouver chez Ernst Jünger, avec ce plaisir insondable pris à la guerre, à l’anarchie et à une vie aventureuse et amorale (4). Pour Heidegger, c’est le « courage du néant ». Comme il l’a dit en 1929 lors de sa controverse de Davos avec Cassirer, Heidegger veut faire du sol un abîme. Il rejette tout travail de création du sens par la culture et déclare : « Ce qui reste, ce sont quelques rares instants de grande intensité. On ne devrait plus se dissimuler que la forme suprême de l’existence se résume à quelques rares instants de durée d’existence entre la vie et la mort, et que l’Homme n’existe au sommet de ses possibilités qu’en quelques rares instants » (5). Pour parvenir à ce degré d’intensité, il faut du courage et de l’audace. L’existence audacieuse est la condition de l’intensité. L’authenticité, c’est l’intensité et rien d’autre.



Si la philosophie, au sens où l’entend Heidegger, est « maître de son temps », si selon les termes de Hegel la « philosophie est sa propre époque, saisie et condensée dans la pensée », que signifie alors la philosophie heideggérienne pour l’époque de l’entre-deux-guerres et les années de guerre en Allemagne ? L’Homme est ce qu’il fait de sa vie. C’est lui-même qui lui donne sens. Certes, selon Heidegger, il ne fait que « courir vers la mort » à la surface du « néant ». Comme toutes les vérités sont historiques et ne survivent pas à leur temps, il n’y a rien à quoi l’Homme puisse se raccrocher. Il n’y a pas de prescriptions, pas d’éthique, pas de point de repère en dehors de l’Homme lui-même. Il n’y a que le néant et la confrontation avec ce néant. L’Homme doit s’arracher à l‘ « ennui » en augmentant l‘intensité de l’existence. En d’autres termes : en se jetant dans le nulle-part, en « courant vers la mort », mais avec constance et fermeté dans l’attitude choisie.



La philosophie heideggérienne de l’authenticité paraît, d’un point de vue formel, suffisamment indéterminée pour laisser le champ libre à diverses options politiques. Hannah Arendt, Karl Löwith, Günther Anders, Herbert Marcuse et Jean-Paul Sartre, entre autres, l’ont bien montré : eux qui, en partant de Heidegger, ont tous emprunté un chemin qui leur était propre. Heidegger, quant à lui, s’est décidé pour le « peuple » et pour son « histoire ». a été traduit ici par « authenticité » ; on peut rendre aussi ce concept, de façon plus littérale, par « l’être-soi-en-propre »





Peuple et Histoire




Selon Heidegger, l‘ « être-au-monde » implique aussi que l’Homme se trouve placé d’emblée dans l’histoire de son peuple, dans son destin et son héritage. Tout comme l’existence individuelle, l’existence collective parvient à son être authentique, non par le biais de normes, de constitutions et d’institutions, mais seulement grâce à des modèles incarnés, en se choisissant son « héros » (6). Celui qui est prêt à accepter « sans illusions » l’être-jeté de sa propre existence, doit aussi réaliser qu’il ne peut choisir le peuple auquel il appartient, qu’il est aussi « jeté » dans ce peuple, qu’il est né dans ses traditions et sa culture. L’existence peut assumer volontairement, en pleine connaissance de cause, le destin du peuple ainsi compris ; elle est prête à porter ce destin et à en répondre. Elle fait de la cause du peuple sa propre cause, et cela va jusqu’à accepter de sacrifier sa propre vie. Elle choisit son « héros » dans le fonds de traditions de ce peuple. Le rapport propre que l’on entretient avec le peuple reste un rapport au Soi.



Dans „Être et Temps“, le rapport de l’individu à son « peuple » était encore ambigu. D’un côté, le rapport proprement dit au peuple auquel on appartient est un rapport à soi-même. Mais d’un autre côté, celui qui recherche la communauté du peuple pour échapper à son Soi propre n’a pas un comportement proprement authentique. « Tout a l’air authentiquement compris, saisi et dit, et pourtant, au fond, cela ne l’est pas, ou bien au contraire, cela ne donne pas cette impression et l’est pourtant bel et bien, au fond » (7). En 1933, lors d’un congrès de la Science allemande à Leipzig en l’honneur d’Adolf Hitler, Heidegger transposera au « peuple » la « revendication originelle de toute existence à conserver et sauver son essence propre » en disant que le « peuple doit sauver et conserver son essence propre » (8). « Un peuple pris dans sa totalité est donc un Homme en grand » (9). Cela n’est pas sans conséquences.



Si l’on suit ce que dit Heidegger dans son discours du Rectorat, le peuple allemand s’est aventuré très loin dans l’incertain grâce à sa révolution – il pense ici à la prise du pouvoir par les nazis en 1933. Le peuple s’est mis en marche pour se risquer à donner sens à ce qui n’en a pas. En lieu et place de l’extase philosophique intervient ici la mystique de la communauté du peuple. Dans un discours prononcé devant des chômeurs au début de l’année 1934, il dit : « Chaque travailleur de notre peuple doit savoir pourquoi et dans quel but il se trouve là. C’est seulement ainsi que chacun s’enracinera dans la totalité du peuple et dans le destin du peuple » (10). Et en novembre 1933, il apostrophait en ces termes la fédération des étudiants de Tübingen : Celui qui lutte se trouve à l’intérieur d’une œuvre en devenir. Il reçoit en partage la plénitude de l’existence et « devient lui aussi, avec les autres, détenteur de la vérité du peuple au sein de l’Etat » (11).



Heidegger abandonne expressément tous les projets de l’action historique conçus sur le long terme. Ce qui reste : la nécessité de saisir l’instant, de s’emparer de l’occasion. Vis-à-vis du destin collectif, il est certes important d’être « clairvoyant sur les aléas de la situation dont on a saisi la vérité » (12). Mais l’Histoire n’est pas seulement la scène sur laquelle vont et viennent des vecteurs de valeurs intemporelles en fonction d’un contexte quelconque, il faut bien plutôt la comprendre comme le lieu où les valeurs sont créées et détruites. Le monde est un lieu dangereux où seuls peuvent tenir bon ceux qui ont renoncé sans hésitation à tout abri sûr, ceux qui sont vraiment libres et ne cherchent pas refuge dans des vérités déjà toutes prêtes. Être-libre, être-un-libérateur, c’est cela, contribuer à l’action dans l’Histoire (13).



Dans son grand cours sur la métaphysique de 1929-1930, Heidegger explique que la philosophie tire son origine du néant de l’ennui : « Lorsque la grande détresse de notre existence, malgré toutes ses misères, s’absente, et lorsque le mystère fait défaut, alors il s’agit pour nous en premier lieu de reconquérir pour l’Homme cette base et cette dimension à l’intérieur desquelles il rencontre à nouveau quelque chose comme un mystère de son existence. Que cette exigence et l’effort nécessaire pour s’approcher de ce mystère fasse peur et donne parfois le vertige à l’homme normal, au « brave homme » d’aujourd’hui, au point qu’il se cramponne fébrilement à ses idoles, est tout à fait dans l’ordre des choses. Ce serait un malentendu de vouloir qu’il en aille autrement. Nous devons d’abord en appeler à celui qui est capable de jeter notre existence dans l’effroi » (14). Cet appel de Heidegger devait – comme chacun sait – être exaucé, même si dans les années 1929/1930 il ne faisait pas encore référence à Hitler.



La vraie philosophie doit être maître de son temps




Ce qui paraît rétrospectivement douteux et problématique dans la philosophie de Heidegger, ne l’était pas encore au début des années 30 du siècle dernier. La face monstrueuse et criminelle du fascisme n’avait été comprise que de quelques rares esprits lucides, on était encore à des années de la deuxième guerre mondiale, et les implications politiques de la philosophie de Heidegger ne faisaient pas l’objet de discussions comme ce fut le cas après 1945. Pour pouvoir comprendre l’immense résonnance qu’avait alors Heidegger, nous devons le resituer dans son époque. C’est seulement ainsi que nous comprendrons également, grâce à lui, cette époque qui fut la sienne.



La philosophie de Heidegger a été pour son temps un puissant coup de tonnerre. Ce n’est pas par hasard que les amphithéâtres où il faisait cours étaient combles. Voici ce que raconte un de ses étudiants, Heinrich Wiegand Petzet, à propos du cours « Qu’est-ce que la métaphysique ? » : « C’était comme si un éclair gigantesque venait déchirer les lourds nuages qui obscurcissaient notre ciel… les choses du monde se révélaient dans une clarté presque douloureuse… ce qui était en jeu, ce n’était pas un « système », mais l’existence même… J’en avais le souffle coupé en sortant de la salle. J’avais l’impression d’avoir pu plonger mon regard, pendant un instant, dans les tréfonds de l’univers… » (15). A l’occasion du 80ème anniversaire de Heidegger, Hannah Arendt écrivit, à propos du début des années 20 : « Ce n’était alors qu’un simple nom, mais ce nom faisait le tour de toute l’Allemagne comme la rumeur d’un roi occulte » (16). Heidegger avait mis le doigt sur le nerf caché de son époque. On ne comprenait pas tout ce qu’il disait, bien des choses restaient obscures. Mais les éléments décisifs de sa philosophie électrisaient ses contemporains. Tout était nouveau et enthousiasmant. L’être-jeté et l’authenticité de l’être-soi-en-propre étaient quelque chose que l’on voulait et que l’on devait vivre.



Comment a-t-on compris dans l’entre-deux-guerres cette « exposition au néant », cet appel à une existence authentique ? Comment a-t-on interprété alors le décryptage de l'existence comme une « montée en intensité » jusqu’à un "quelque chose" qui donne un sens à l'homme, à l'existence? Si on l’applique à des situations concrètes de la vie, la « montée en intensité » peut s’incarner dans la création littéraire ou picturale, dans l’exploration et la découverte d’horizons inconnus. Mais pour la plupart des gens, la « montée en intensité » est synonyme de sensations fortes, de compétition, d'exposition à des situations extrêmes, d'audace, d’aventurisme, de combat, elle signifie que l’on va au-devant du danger de mort pour en sortir vainqueur. Comment expliquer autrement l'alpinisme extrême, le parachutisme, le saut à l’élastique, les traversées du désert à pied, entre autres exemples ? Ce sont des situations auxquelles les gens s'exposent volontairement, sans nécessité. C'est un jeu avec la mort, une expérience limite, une "course vers la mort". C'est la montée en intensité, la rencontre avec la mort possible, où l’on est suspendu, comme on dit, à un fil d’araignée. On dirait aujourd‘hui : c’est le „nec plus ultra ».

L'époque de Heidegger est celle de l'entre-deux-guerres. La génération qui était revenue de la Première Guerre mondiale ne voulait pas admettre la défaite allemande, n’arrivait pas à la « digérer ». La violente révolte que lui inspirait cette défaite la poussait à chercher, et à trouver, des boucs émissaires pour l'humiliation de l'armistice de 1918 et du traité de Versailles de 1919. Les "criminels de novembre", les juifs, les communistes, les représentants de la gauche de toute obédience étaient à ses yeux les responsables de ce qu'on appelait le « coup de poignard dans le dos » qui avait frappé l'armée allemande victorieuse. Pour beaucoup, la guerre n’était pas finie, pas terminée. On cherchait, on désirait, on voulait la revanche. On continuait à cultiver les vertus militaires, la mort héroïque pour la patrie restait au sommet de l'échelle des valeurs. Ceux qui s'y opposaient par la parole, l’écriture ou la peinture (Dix) étaient décriés, marginalisés, si possible mis au ban de la société ou assassinés. La guerre restait présente dans les esprits. Les meilleurs - disait-on - étaient tombés au combat (mythe de Langemark), mais leur esprit continuait de vivre. "Ils sont morts pour que vive l'Allemagne", comme on peut le lire à Hamburg sur un gigantesque monument aux morts. La guerre suivante – sous une autre forme et à un autre moment - serait sans doute arrivée de toute façon, même sans Hitler et les nazis. Elle était dans l'air.

Tout au long de l'histoire de l'humanité, la guerre avait été la grande « aventure », la « montée en intensité ». C’est seulement dans les années 50 du siècle dernier, avec le risque de guerre nucléaire menaçant de détruire l’humanité, que l’on commença à voir les choses autrement. Dans l'entre-deux-guerres, la guerre s'imposait encore avec force dans l’univers de la vie humaine. Quand Heidegger prônait la « montée en intensité » comme la voie menant à l’authenticité de l’être, il faisait très certainement résonner cette corde sensible dans l’univers psychique de nombreux individus. Au cours de la troisième année de guerre - ses deux fils, Jörg et Hermann, étaient au front depuis 1940, les amphithéâtres se remplissaient de blessés de guerre - Heidegger s'exprima ainsi dans un cours de 1941: « Dans une époque comme celle-ci, où le monde d’hier se disloque, comment s’étonner de voir germer l’idée que le plaisir du danger, l'"aventure", soient désormais la seule manière dont l’homme puisse s’assurer du réel ?» (17).

Heidegger a puisé dans l'esprit du temps et agi sur lui en retour. Le célèbre écrivain Ernst Jünger, qui avait combattu pendant la Première Guerre Mondiale, avait écrit en 1929 : "Nous ne serons nulle part où la flamme du chalumeau ne nous ait ouvert la voie, où le lance-flammes n'ait accompli la grande épuration à travers le néant" (18). Dans la société allemande conditionnée par la Première Guerre mondiale, Heidegger était loin d'être le seul prophète de ce néant dans lequel l'homme trace sa voie. La "course vers la mort" n'était pas seulement le résultat de la pensée d'un philosophe solitaire - toute une génération se mettait sur les rangs pour prendre part au prochain combat.

Il n’a pas échappé à Heidegger que la "révolution allemande" ne suivait pas le chemin qu'il souhaitait. Le national-socialisme réellement existant l'a déçu. Néanmoins, il a « chargé » le régime nazi de tout le pathos et de toute la force de sa philosophie, pour ne pas dire qu'il lui a fourni une « légitimité », voire, pour certains, ses « lettres de noblesse ». Ses critiques ultérieures ne furent ni assez claires ni assez fortes pour effacer cela, elle se perdirent dans le malstrom de l'histoire du Troisième Reich. La guerre apportait en effet d'autres préoccupations. Une fois encore, la philosophie de Heidegger jette un dernier éclat lorsqu’il pose en pleine guerre la question du sens des sacrifices. L'une des réponses est connue, Heidegger la formule dans une lettre de condoléances adressée à la mère d'un ancien étudiant mort au combat. A l’en croire, l’authenticité du destin d’un homme ne dépend pas de la nature morale d’une situation; seule compte l' « attitude » que l'on a fait sienne (19). La deuxième réponse est exprimée par Heidegger dans un cours sur Héraclite donné en 1943 : « La planète est en feu. L'essence de l'homme s’en va à vau-l’eau. C’est seulement des Allemands, si tant est qu'ils trouvent et préservent l’essence de ce qui est <allemand>, que peut venir la vision salutaire d’une histoire mondiale » (20).



La guerre vouée à l’échec


Pour le dire simplement : Heidegger n'était pas nazi, mais il était pour la guerre. Or, la guerre était perdue dès décembre 1941 : une guerre menée simultanément contre les États-Unis, l'Union soviétique et la Grande-Bretagne avec tous leurs alliés, était objectivement impossible à gagner. Hitler lui-même en était conscient et il prit en décembre 1941 des décisions lourdes de conséquences, dont celle de l'holocauste (21). Après Stalingrad, durant l'hiver 1942/1943, il devint également impossible d’ignorer dans d'autres milieux, notamment le corps des officiers supérieurs, que la guerre était sans issue. La Wehrmacht fut ensuite repoussée de plus en plus loin, les défaites succédèrent aux défaites jusqu’à ce que les armées ennemies franchissent les frontières du Reich en 1944/1945. Dans le même temps, les villes allemandes tombaient en ruines sous les bombardements des escadrilles alliées. Rien que pour la dernière année de la guerre, la Wehrmacht subit autant de pertes que pendant toutes les années de guerre précédentes.

Et pourtant, le territoire fut défendu avec acharnement jusqu’à la toute fin. Durant les deux dernières semaines de guerre, entre les premiers jours de l'offensive de la mi-avril et la conquête de Berlin début mai 1945, les âpres combats défensifs coûtèrent un lourd tribut à l’Armée rouge : elle perdit 304 000 soldats. Lorsqu’elle hissa le drapeau de la victoire sur le Reichstag le 1er mai 1945, elle essuya encore pendant toute une journée des tirs venus des étages inférieurs et supérieurs du bâtiment. Un historien britannique, Alan J.P. Taylor, auquel Joachim Fest fait référence, a qualifié de "grand mystère" le fait que de nombreux Allemands aient continué à se battre au-delà de la douzième heure sur les ruines du Reich disparu. Non sans sarcasme, Taylor avait ajouté que l’on n’aurait jamais la réponse à cette question, car les Allemands eux-mêmes ne se souvenaient pas (22). Aujourd'hui, la mémoire revient.

Face à l'abîme du néant - devant la catastrophe inéluctable au milieu de l’écroulement imminent - il s'agissait de garder une attitude ferme. Lorsqu’on étudie la volonté acharnée avec laquelle les Allemands se sont défendus jusqu'à la bataille finale qui se déroula dans Berlin et ses environs, on ne peut éviter Heidegger. Toute une génération accomplissait ainsi le projet d'existence qu'elle s'était choisi: se placer dans le néant, se consumer à la lumière de l'histoire.





Sources, ouvrages cités:


En tant qu’historien, je m’intéresse à la Seconde Guerre Mondiale, plus spécifiquement à la phase qui va de décembre 1941 à la fin de la guerre en mai 1945. Lorsque l’on cherche des explications à cette guerre vouée à l´echec, on trouve des réponses chez Heidegger. C’est ce que j’ai essayé de dégager ici. Cet essai n’a pas pour base des recherches personnelles sur la philosophie ou la biographie de Heidegger.

Il s’appuie pour l’essentiel sur une relecture de Sein und Zeit, œuvre majeure de Heidegger (Ed. Niemeyer, Tübingen 1960) et sur d’autres ouvrages consacrés au philosophe, notamment celui de Rüdiger Safranski, Ein Meister aus Deutschland. Heidegger und seine Zeit (Ed. Fischer, Frankfurt/M, 5ème édition, 2006) ; Hugo Ott, Martin Heidegger. Unterwegs zu seiner Biografie, Frankfurt a. M./New York 1988; Thomas Rentsch, Martin Heidegger. Das Sein und der Tod. Eine kritische Einführung (Ed. Piper, München/Zürich, 1989; Carl Fr. Gethmann, Dasein : Erkennen und Handeln. Heidegger im phänomenologischen Kontext, Ed. Gruyter, Berlin 1993; Rolf Peter Sieferle, Die konservative Revolution. Fünf biographische Skizzen (Ed. Fischer, Frankfurt/M 1995). Lorsque je n’ai pas pu vérifier directement les sources et les citations, j’ai indiqué les références données dans ces derniers ouvrages.



(1) Voir notamment Rüdiger Safranski, Ein Meister aus Deutschland. Heidegger und seine Zeit, Fischer, Frankfurt/M, 5e éd. , 2006 (=Safranski), p. 274 suiv.; Thomas Rentsch, Martin Heidegger, Das Sein und der Tod. Eine kritische Einführung, Piper, München/Zürich, 1989, p. 165

(2) Safranski, p. 301

(3) ibid, p.302

(4) E. Jünger, Der Arbeiter. Herrschaft und Gestalt, Hamburg 1932

(5) Safranski, p. 216

(6) Heidegger, Sein und Zeit, Niemeyer Verlag, Tübingen 1960 (=SuZ), p. 385

(7) Ibid., p. 173

(8) Safranski, p. 294

(9) Logik. Vorlesung Sommersemester 1934, Nachschrift einer Unbekannten, Herausgeber Victor Farías, Madrid 1991, p. 26 suiv.

(10) Safranski, p. 294

(11) ibid., p. 295

(12) SuZ, p. 384

(13) Heidegger, Gesamtausgabe. Ausgabe letzter Hand, Betreuung Hermann Heidegger, Klostermann-Verlag, Frankfurt/M (=GA), p. 34, 85

(14) GA, p. 29/30, 255

(15) Petzet, Heinrich Wiegand, Auf einen Stern zugehen. Begegnungen mit Martin Heidegger, Frankfurt/M 1983

(16) Hannah Arendt, Martin Heidegger ist achtzig Jahre alt, Merkur 1969, p. 893

(17) GA p. 51, 36

(18) Ernst Jünger, „Nationalismus“ und Nationalismus, in: Das Tagebuch 10, 1929, p. 1536

(19) Safranski, p. 366 suiv.

(20) GA, p. 55, 123

(21) Guntram von Schenck, Kriegswende Dezember 1941 und Holocaust, Schriften zur Politik und Geschichte, p. 235; www.guntram-von-schenck.de

(22) Joachim Fest, Der Untergang. Hitler und der Untergang des Dritten Reiches, Alexander-Fest-Verlag, Berlin 2002, p. 78





Guntram von Schenck, Mai 2009



Copyright © 2024 by Guntram von Schenck.
All Rights Reserved.